Sans plus parler, tous deux quittèrent alors la clairière pour s'engager sur le petit sentier qui les y avait conduits, puis sortirent de la forêt et reprirent le chemin de la Porte de Llinmaï alors que le jour commençait à décliner.
La journée avait été longue et elle ne serait pas contre un bon repas.
Lorsqu'ils parvinrent à l'endroit, la pluie recommençait à tomber.
Tous deux pénétrèrent dans une grande pièce claire percée de larges fenêtres, qui sentait vaguement la cire au miel. Ça et là, sur des consoles et des guéridons, une main habile avait disposé avec art plusieurs bouquets de fleurs champêtres qui répandaient leurs délicates fragrances. Tout était bien propre, bien tenu et les quelques clients paisiblement attablés ne ressemblaient en rien à ceux des tavernes que Tyra fréquentait d'ordinaire.
Avertie de l'entrée de nouveaux convives par le tintement clair de la clochette cuivrée fixée à la porte, l'aubergiste se retourna. C'était une jolie jeune femme rousse, dont les yeux vert anis brillèrent en se posant sur l'ombrian, tandis qu'un chaleureux sourire étirait gracieusement ses lèvres vermeilles.
- Adanën ! s'exclama-t-elle d'une voix joyeuse en se précipitant vers lui. Tu te décides enfin à revenir me voir !
Un léger sourire de l'elfe lui répondit et Tyra sentit le serpent de la jalousie la mordre en les découvrant si complices. Sans doute se connaissaient-ils depuis longtemps malgré l'évidente différence d'âge entre l'humaine et lui... et cela ne lui plaisait pas du tout.
- Bonjour Joline, répondit-il. Navré, mais tu me connais. Je ne...
- Tiens pas en place. Je sais, compléta l'aubergiste avant de planter un gros baiser sur chaque joue de l'elfe qui, certainement habitué, ne broncha pas. Ce que je suis contente de te voir !
Elle sembla alors prendre conscience de la présence de Tyra et posa un regard interrogateur sur son ami.
- Joline, je te présente Tyra Zenf, mon... (un regard d'avertissement de sa compatriote le fit se corriger) Et bien disons qu'elle est avec moi pour le moment.
- Oh... fit l'humaine en perdant son sourire, ce qui fit intérieurement jubiler l'ex-assassin. Alors c'est ta compagne...
- Non, la détrompa-t-il.
- Ton apprentie alors ? tenta de nouveau Joline, une lueur d'espoir dans le regard.
- Certainement pas, fit alors La Seija d'une voix coupante.
- Aurais-tu une place et un repas pour deux affamés ? questionna alors Saltaro pour mettre fin à la tension ambiante.
- Oh bien sûr ! s'exclama alors la jeune femme d'un air désolé. Je manque à tous mes devoirs d'hôtesse ! Asseyez-vous où vous voulez, j'arrive tout de suite !
Ayant dit cela, elle s'éloigna vivement vers la cuisine où elle disparut tandis que les deux elfes prenaient place à la table située juste derrière eux. Là, Tyra posa le coude droit sur la pièce de bois ciré et appuya la joue sur sa main en le fixant d'un air moqueur.
- Qu'y a-t-il ? finit par demander l'ombrian, étonné.
- Oh rien, répondit-elle du même air narquois.
- Tyra, je vois bien que quelque chose t'amuse, je ne suis pas aveugle. De quoi s'agit-il ?
- Est-il possible que toi, si observateur, tu n'aies rien remarqué ?
- Mais de quoi parles-tu ?
- Cette fille est folle de toi, répondit-elle finalement sans perdre son air moqueur, tout en désignant du menton la porte derrière laquelle la jeune femme avait disparu.
- Joline ? comprit l'homme en arquant un sourcil.
L'ex-assassin opina.
- Tu dis des sottises, fit-il en secouant la tête. C'est une amie, rien de plus.
- Et bien manifestement, elle a appris à te considérer comme davantage qu'un ami.
- Je n'en crois rien.
- Serais-tu soudainement devenu aveugle ? insista encore la jeune femme. Il n'y a qu'à entendre la joie dans sa voix, le pétillement dans ses yeux quand elle te regarde, l'accent très tendre que prend sa voix quand elle prononce ton prénom, la façon enthousiaste avec laquelle elle t'a embrassé...
- Tout cela ne prouve pas ce que tu avance. Une amie chère se comporterait de même. Si je ne te connaissais pas un peu, je penserais que tu es jalouse, ma chère.
La jeune femme haussa les épaules.
- Ridicule. J'essayais juste de t'ouvrir les yeux, rétorqua-t-elle d'un ton parfaitement détaché. Maintenant, si tu préfère rester sourd et aveugle, grand bien te fasse, « mon cher ».
Ils ne purent poursuivre la discussion, car Joline revenait vers eux.
- Je peux vous proposer une généreuse portion de ragoût, arrosé de jus de zana si vous voulez, déclara cette dernière.
- Tu n’aurais pas… commença Tyra avant d’être interrompue par un regard désapprobateur de l'ombrian. Quoi ?
- Rappelle-toi ce que je t’ai dis à propos de la politesse. Tutoyer les gens n’est pas courtois. Surtout quand on vient de les rencontrer, fit Adanën, sentencieux.
- Oh ça n’a pas d’importance, fit alors l’humaine, embarrassée d’être la cause de cette critique.
- Non Joline, il est important qu’elle comprenne, déclara encore l’elfe fermement.
Se faire réprimander comme une enfant ne fut pas du tout du goût de la jeune femme qui, prête à se lever pour faire un esclandre, se ravisa.
- Je ne suis pas ton apprentie, Adanën Saltaro ! tempêta-t-elle à mi-voix. Je n’ai aucune leçon à recevoir de toi !
Aïe, il venait de commettre une erreur tactique, braquant de nouveau son ombrageuse compatriote. Il n’y avait qu’une solution pour réparer…
- D’accord, excuse-moi, fit-il. Je n’aurais pas dû.
Elle mit quelques temps à s’apaiser, dardant sur lui un regard quelque peu courroucé, puis reprit avec effort.
- Est-ce que vous (elle insista sur le mot) n’auriez pas plutôt de l’alcool de rayazen (Saltaro se racla la gorge et, bougonne, elle ajouta
s’il vous plaît ?
La demande surprit l’aubergiste.
- Mais ce n’est pas une boisson pour les dames, protesta Joline.
Tyra ricana.
- Où vois-t… voyez-vous (elle grimaça. Décidément, le vouvoiement passait mal) une dame ici ? Il n’y a que moi et j’ai envie d’une boisson forte.
- Très bien, comme vous voulez. Et toi Adanën ?
- Du jus de zana me conviendra très bien, répondit l'ombrian. Merci Joline.
- Je vous apporte tout ça, déclara l’humaine en se détournant, non sans avoir jeté à son "ami" un long regard appuyé.
Elle revint peu après en portant deux assiettes bien garnies, dont l’alléchant fumet mit l’eau à la bouche des deux elfes.
- Joline est un véritable cordon-bleu, indiqua l’homme à sa voisine de table.
Le compliment colora de rose vif les pommettes de la concernée, qui s’empressa de réfuter.
- Tu exagères. Je sais un peu cuisiner, voilà tout.
La déclaration amusa Tyra, qui lança à son voisin dans leur langue maternelle :
- Voilà qu’elle cherche tes compliments maintenant. Si ça ne te convainc toujours pas…
- Nous en avons déjà parlé me semble-t-il, répondit-il dans le même idiome. Tu ne souhaites pas que je m’immisce dans ta vie privée, alors sois aimable d’en faire autant pour moi. De plus, converser devant quelqu’un dans une langue que cette personne ne peut comprendre, est également impoli. (Il s’adressa ensuite à son amie en langue commune) Excuse-nous Joline.
- Je t’en prie, fit cette dernière en le dévorant des yeux. Je vous apporte vos boissons.
Bientôt, tous deux dévoraient avec appétit et Tyra dût convenir qu'Adanën n'avait pas exagéré : de sa vie, elle n'avait jamais rien mangé d'aussi bon.
Plusieurs minutes passèrent en silence puis, lorsqu'ils furent repus, l'ombrian lança :
- A toi de jouer maintenant.
- Quoi ? Tu veux que j'aille les aborder comme ça ?! fit la jeune femme, stupéfaite.
- J'avais pourtant cru comprendre qu'aborder ainsi les hommes ne te posait aucun problème, insinua-t-il calmement.
- Ça c'est bas, répliqua La Seija en étrécissant les yeux.
- M'aurait-on trompé à ce sujet ?
- Non, mais ça n'a strictement rien à voir.
- Débrouille-toi en ce cas. Oh et Tyra...
- Quoi encore ?
- Il t’est interdit de te servir de tes charmes pour les amener où tu le souhaites.
- En quel honneur ?! fit alors à mi-voix l'elfe à qui tous ces impératifs commençaient franchement à peser.
- Une ombrian n'agit pas ainsi.
- Pour des gens qui se disent libres, vous obéissez à beaucoup de contraintes, lâcha-t-elle en se levant. Et je ne suis pas sûre que ça me plaise.
Sur ces mots, elle s'éloigna sans laisser à son compatriote le temps de répliquer.
D'ailleurs, elle se demandait réellement pourquoi elle faisait tout ce qu'il lui demandait. Où était passé le libre-arbitre dont elle s'enorgueillissait tant ? Elle réfléchit et dut reconnaître qu'il s'évanouissait comme par enchantement devant le calme regard d'azur d'Adanën Saltaro.
En soupirant, elle alla s'asseoir face à un client, l'air égaré.
- Bonsoir l'ami, fit-elle de sa voix la plus aimable.
Cette entrée en matière ne déclenchant aucune réaction chez son interlocuteur, elle reprit :
- Je t'offre à boire ?
L'homme n'esquissa pas le moindre geste qui aurait pu laisser penser qu'il l'avait au moins entendue.
- Que fait-elle ? demanda alors Joline à voix basse.
- Elle apprend.
- Quoi donc ?
- Tout.
C'était la réalité. Le but premier que l'ombrian avait en tête en amenant sa compatriote à cet endroit, n'était pas tant de lui apprendre à argumenter, que de la rendre moins asociale. Car il n'ignorait rien de son passé et savait que son respect quasi maladif du Code des assassins cachait une blessure... qu'elle devait s'efforcer de refermer si elle voulait avancer sur la Voie. Il focalisa toute son attention sur la ténébreuse jeune femme, qui tentait toujours de capter l'attention de l'humain assis face à elle.
- Que penses-tu des assassins ?
En entendant la question, Adanën résista à l'envie de se passer une main sur le visage d'un air désespéré. D'accord, pour la subtilité elle repasserait.
La question fit se retourner le paysan assis juste derrière.
- Pourquoi tu nous parles de cette sale engeance, étrangère ? fit-il, peu amène.
Visiblement, elle avait abordé un sujet sensible.
- Oh, j'en ai pas mal entendu parler et je me demandais si tout ce qu'on raconte à leur sujet est vrai, prétendit l'elfe.
Bon, elle s'était bien rattrapée.
- Ouais la belle et c'est même en dessous de la réalité, acquiesça l'homme en venant se planter face à elle. Méchants, cruels, impitoyables, sans cœur, laids comme Zeran... Faudrait tous les exterminer.
- En as-tu déjà rencontré pour porter un tel jugement l'ami ? demanda Tyra dans un sourire moqueur.
Le journalier haussa les épaules.
- Pas besoin. Tout le monde sait ça, fit-il d'un ton d'évidence.
- Et que dirais-tu si tu en rencontrais un ?
Pour la seconde fois, l'ombrian retint un geste de désespoir. Oui, la subtilité n'était vraiment pas son fort. Ce qui s'avérait surprenant d'ailleurs car il pensait que les assassins l'avaient élevée à hauteur d'art. Mais il était vrai que, s'il savait beaucoup de choses à son sujet, il ne connaissait pas ses méthodes d'interrogatoire. Visiblement, elle allait toujours à l'essentiel.